Discours de réception d’Étienne Wolff

Le 19 octobre 1972

Étienne WOLFF

Réception de M. Étienne Wolff

 

   M. Étienne Wolff, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort du Professeur Louis Pasteur Vallery-Radot y est venu prendre séance le jeudi 19 octobre 1972 et a prononcé le discours suivant :

 

     Messieurs,

     Mon remerciement sera tout simple. L’un de vous, m’a écrit, le jour où vous m’avez admis parmi vous : « Comme le Président de la République à l’Élysée, chaque élu à l’Académie Française est l’élu de tous ». Je sais donc à qui adresser ma reconnaissance. Permettez-moi cependant de me tourner d’abord vers deux des vôtres, venus d’horizons différents, mais très proches par leur idéal et leur passion de vérité : Jean Rostand et René Huyghe. Cher Jean Rostand, vous que j’ai toujours appelé Monsieur, me pardonnerez-vous de désobéir à la règle que vous m’appliquerez tout-à-l’heure ? Vous souvient-il du jour où, à mon entrée dans une autre Compagnie, vous m’avez appelé Monsieur, feignant de vous être trompé d’Académie ? Cinquante, cent personnes me l’ont rappelé depuis, s’extasiant sur votre don d’augure. Permettez-moi de n’être pas de leur avis aujourd’hui, et aujourd’hui seulement. Car les dés étaient pipés. On n’est pas prophète, quand on fait tout ce qui est en son pouvoir pour que la prophétie se réalise.

     Cher René Huyghe, pour vous aussi je contreviens à la règle. J’admire votre talent de magicien — le mot n’est pas de moi —, qui a tant fait pour qu’un rêve devînt une réalité. Mais quel pouvoir n’a-t-on pas, quand on dialogue avec le visible ?

     Autour de vous, partant de vous, comme de deux pôles aimantés, un groupe chaque jour plus nombreux, plus chaleureux, s’est organisé et m’a permis d’arriver... dans un fauteuil. Je suis ému, étonné et ravi de m’y trouver. Peut-être le commerce que j’entretiens, comme chacun sait, comme chacun dit, avec les monstres, me destinait-il à m’approcher des monstres sacrés dont votre compagnie est peuplée. Leur fréquentation sera pour moi un honneur et un enrichissement.

     Mais je sais aussi que votre choix est symbolique : en moi, à travers moi, vous avez voulu rendre hommage à la Science que je représente, à tous ceux qui œuvrent avec passion et bonheur dans un domaine qui est votre modèle et votre souci constant, la nature, les êtres vivants. Dans la controverse qui agite, sans les diviser profondément, les partisans des mathématiques et les défenseurs des sciences de la nature, vous avez voulu montrer votre intérêt pour l’étude de la vie, car nous communions où l’art et la science se rejoignent. Laissant à d’autres le soin de se prononcer dans cette nouvelle querelle des anciens et des modernes, vous avez voulu affirmer que les sciences de la nature sont une des bases de la culture, je n’ose pas dire de l’humanisme moderne, mais de l’humanisme tout court. Déjà Jean Rostand illustrait cette forme de la culture, vous avez voulu la célébrer une seconde fois.

     On ne devrait pas demander au seul spécialiste de connaître les plantes, les fleurs qui parsèment les champs, les arbres qui peuplent les forêts. Ils font partie de notre monde, comme les animaux qui les habitent. Ne profite-t-on pas mieux de la nature quand on peut saluer au passage, comme de vieux amis, telle herbe, tel oiseau, tel insecte, et quand on ne les regarde pas en étrangers dédaigneux ? L’archéologue qui déchiffre sans hésiter une inscription rare, l’ingénieur qui construit une route, le voyageur qui traverse la campagne n’est-il pas gêné d’ignorer le monde où il vit, où il exerce son activité, celui qui n’est ni falsifié, ni pollué ? Je sais que beaucoup parmi vous ont allié la connaissance de la nature à l’art de la décrire : bestiaires au pluriel ou au singulier, tendre bestiaire, bestiaire enchanté, sans oubli, étangs à monstres, méduses... et Cie ! Le temps n’est plus où les poètes ne connaissaient de la nature que les roses et les lys, embrouillaient les saisons, mêlaient les continents. J’avoue ne pas pouvoir jouir pleinement de certains beaux vers que Leconte de Lisle consacre à la nature en Floride :

« Les panthères, les loups, les couguars et les ours
Se sont tapis, repus des chasses meurtrières
Au creux des arbres morts ou dans les antres sourds ».

     Je voudrais enfin vous dire que les spectacles offerts à l’homme de laboratoire que je suis sont des plus enivrants, des plus hallucinants. Je n’ai jamais observé un embryon de poulet vivant, dans sa coquille fenêtrée, sans une profonde émotion esthétique ; je n’ai jamais tenté une opération sur l’individu en devenir sans une impression de mystère et de magie. Ce pouvoir que l’on a de changer un chaînon dans le cours infaillible des choses, encore que ce changement fasse partie de ce cours infaillible, est une des sensations les plus exaltantes qu’un scientifique puisse éprouver.

     Que les conclusions qui découlent de telles expériences soient provisoires, qu’elles ne soient qu’une étape sur la route sans fin de la vérité, qu’un problème résolu en suscite un autre, qu’importe ? Nous avons cru un instant nous rendre maîtres de la nature, nous savons l’utiliser à nos fins, quand bien même nous ne pouvons en donner l’explication dernière. Mais où va la science ? Nous avançons toujours, nous n’arrivons jamais. Et le plan où nous pouvons résoudre nos problèmes n’est presque jamais le plan où se posent les grands problèmes.

     Après une vie de labeur exaltant, qu’il me soit permis d’exprimer aujourd’hui un peu de mélancolie en songeant au faible chemin parcouru, aux énigmes non déchiffrées. Ernest Renan disait à Louis Pasteur, le jour où il le recevait sous cette coupole : « Nous vous communiquerons nos hésitations, vous nous communiquerez votre assurance ». C’est moi, Messieurs, qui vous communiquerai mes doutes. C’est de vous que me viendra le réconfort.

     Le savant dont j’évoque aujourd’hui la grande figure est né en 1886 à Paris. En hommage à son grand-père, il avait été baptisé Louis Pasteur : c’étaient là ses prénoms. Un déplacement de virgule ou de césure suffisait à intégrer Pasteur à son patronyme. Cette faveur lui fut accordée par le Général de Gaulle en 1945. C’est un lourd fardeau que de porter un nom illustre. Plusieurs d’entre vous ont connu cet honneur redoutable, et, par leur talent, par leur originalité, ont redoré un nom que l’on croyait avoir épuisé ses attraits. Pasteur Vallery-Radot est de leur nombre. Mais nous pouvons imaginer l’inquiétude, l’angoisse même de celui que couvre l’ombre démesurée d’un géant de ce monde, et qui peut désespérer, sinon de l’égaler, du moins de s’en montrer digne. Quoique notre regretté confrère fût un angoissé, je ne crois pas qu’il ait connu de telles affres, tant était grande sa dévotion à son aïeul, tant il était empressé d’ajouter à sa gloire. Aussi, à l’exemple de son père, René Vallery-Radot, consacra-t-il plusieurs années de sa vie à la mémoire de Louis Pasteur, dont il rassembla et publia les œuvres complètes. Entreprise grandiose, qu’il sut mener à bien avec piété, avec enthousiasme, et qui à elle seule justifierait notre reconnaissance. La gloire de son grand-père ne lui porta jamais ombrage. Trop de tendres souvenirs, trop d’admiration le liaient à celui qui l’avait si souvent porté sur ses genoux, et lui avait prodigué une jalouse affection. Quelle eût été sa joie, s’il eut vécu jusqu’à ce jour, de célébrer le cent cinquantième anniversaire de la naissance de son grand-père. Je me dois aujourd’hui d’associer l’hommage que je rends au grand médecin à la mémoire d’un des plus grands savants et bienfaiteurs qu’ait connus l’humanité.

     L’activité de Pasteur Vallery-Radot s’exerça dans un domaine de la science et de la médecine différent de celui de son aïeul. Bien que, par son physique et par certains traits de son caractère, il lui ressemblât étonnamment, il en différait à bien des égards. Il s’est qualifié lui-même de non conformiste, ce que n’était pas Pasteur, sinon dans l’extrême originalité de ses découvertes.

     Non conformiste, Pasteur Vallery-Radot ? L’adjectif peut surprendre, appliqué à celui qui fut un grand patron — que d’aucuns qualifieraient aujourd’hui de mandarin — patriote acharné, résistant, gaulliste, ministre, ambassadeur, député, membre du conseil de l’Ordre et haut dignitaire de la Légion d’Honneur, membre du Conseil Constitutionnel, titulaire de nombreux honneurs, de multiples décorations en France, à l’étranger, membre de notre Académie de Médecine et, pour comble membre de l’Académie Française ! Et pourtant, il fut un vrai non conformiste ! Nous le voyons toujours à la pointe de la lutte pour la liberté, l’indépendance, le triomphe des vraies valeurs et des grandes idées. Aujourd’hui qui ne se croit anti-conformiste ? Ce paravent abrite tous ceux qui, par opportunisme ou par crainte, suivent des mouvements de foule ou de clans, se croient à la tête d’une grande revendication, alors qu’ils sont en queue du cortège. Le non-conformisme ne consiste pas à hurler avec les loups, à prendre le parti du plus fort, à se joindre aux moutons de Panurge. Le non-conformiste s’oppose aux idées reçues, s’engage avec impétuosité, mais d’une manière lucide, dans une voie nouvelle, sans égards pour les périls et la réprobation qu’il encourt. Tel fut Pasteur Vallery-Radot, indifférent aux dangers, à l’opinion, jouant le tout pour le tout, devançant son temps de plusieurs années, réussissant ce prodige d’avoir toujours vu juste, et pour cela comblé de titres et d’honneurs.

     Il fut d’abord et avant tout un grand patron. « Le dernier grand patron », disent certains en hommage à ses exceptionnels mérites, mais avec le malin espoir que l’ère de ces chefs d’école est révolue. Pourquoi le serait-elle ? Les jeunes auront toujours besoin de l’expérience, de la hauteur de vues de guides éclairés. La mosaïque des analyses de laboratoires ne peut se passer d’un esprit pour l’orienter au départ, pour l’interpréter à l’arrivée. À l’intuition du grand clinicien un vaste champ d’application restera toujours ouvert. Précisément la carrière médicale de Pasteur Vallery-Radot se situe à une croisée de chemins. C’était le temps où les examens de laboratoire tendaient à supplanter la grande tradition française fondée sur l’observation minutieuse des cas, le diagnostic différentiel, le dépistage méthodique et beaucoup d’intuition. À la médecine déshumanisée, telle qu’elle commençait d’être pratiquée dans certains pays, notre confrère préférait la tradition de l’école anatomo-clinique fondée par Laennec. Formé à l’école prestigieuse d’un Widal, d’un Lemierre, il en avait gardé l’empreinte ineffaçable. Mais il se rendait compte que la clinique sans le laboratoire est vouée à l’impuissance. Aussi fut-il l’un des premiers à préconiser la collaboration des deux méthodes, et à prêcher d’exemple : collaboration nécessaire, mais qui peut susciter de graves crises de conscience, comme l’a montré récemment le livre magistral d’un de ses dignes continuateurs, Jean Hamburger.

     Le Professeur Robert Debré a retracé brillamment, dans une autre enceinte, l’œuvre médicale et la vie de Pasteur Vallery-Radot. Le Comte Wladimir d’Ormesson lui a consacré une chronique émouvante. D’autres ont célébré ses qualités professionnelles et humaines. De ce concert d’hommages admiratifs, que de nombreux témoignages spontanés sont venus renforcer, se dégage une personnalité riche, une âme grande et noble, dont je voudrais tenter de cerner quelques traits.

     Au point de vue professionnel, Pasteur Vallery-Radot avait toutes les qualités du clinicien, de l’enseignant, de l’organisateur, du chef de service. Il s’acquittait de toutes ces tâches avec une souriante autorité, une grande humanité.

     Son œuvre médicale s’est particulièrement orientée dans deux voies : les maladies du rein et les phénomènes d’allergie. En ce qui concerne les néphropathies, il s’est attaché à montrer le rôle du chlorure de sodium dans la pathogénie des œdèmes et de l’hypertension, ce qui l’a amené à préconiser les régimes sans sel. Un malade atteint de néphrite n’élimine pas le sel comme un individu normal. Lui donne-t-on tous les jours une dose connue de sels, chaque fois il en retient une partie. Les œdèmes ne tarderont pas à paraître quand une certaine quantité aura été séquestrée dans les tissus. Lorsqu’on cesse brusquement d’administrer du sel, un phénomène analogue, mais de sens inverse, s’observe chez le malade. Contrairement à ce qui se passe chez le sujet normal, l’élimination du sel se fait par paliers ; la rétention sera d’autant plus importante que la perméabilité du rein sera plus altérée. C’est cette anomalie de rétention et d’élimination que Pasteur Vallery-Radot a appelée « rythme d’élimination par échelons ».

     D’autre part il s’est attaché à montrer le rôle que joue le rein dans l’hypertension artérielle, et qui était soupçonné depuis Iongtemps par les cliniciens. Il manquait toutefois la preuve expérimentale. Pasteur Vallery-Radot a montré que la striction des artères du rein produit une hypertension artérielle qui est ample et définitive. L’intérêt de ces observations est évident. Elles démontrent que l’hypertension, véritable maladie du siècle, peut avoir comme cause une altération de la circulation rénale, même si les fonctions d’épuration demeurent normales. On devait montrer par la suite que, dans les conditions d’insuffisance circulatoire rénale, l’organe secrète une substance hypertensive : la rénine qui, elle-même, engendre l’angiotensine, médiateur chimique doué de propriétés vasoconstrictrices. Expérimentant sur l’animal dans le même domaine, il a tenté d’obtenir des néphropathies se rapprochant des maladies humaines par les sels d’or, de bismuth, par les filtrats streptococciques. On voit que, non content des découvertes que lui fournissait la clinique, il avait le souci de les expliquer par la voie de la pathologie comparée, science si prometteuse et si peu pratiquée.

     Attiré par les phénomènes d’anaphylaxie, qu’avait découverts Charles Richet, il s’est livré à une étude approfondie des modalités et des mécanismes de l’allergie — terme qui tend à se substituer à celui d’anaphylaxie, pour sa plus grande extension et la généralité des phénomènes qu’il couvre. Avec de nombreux élèves, il étudie les allergènes — ainsi appelle-t-on les substances qui provoquent des intolérances — leur composition, les caractères cliniques et biologiques des réactions allergiques chez l’Homme comme chez l’animal. Il assimile à de telles réactions des affections qui ne paraissaient pas leur être apparentées, telles certaines formes d’asthme et de migraine.

     Il montrait encore, par des recherches expérimentales, que l’anaphylaxie du lapin s’accompagne d’une défaillance aiguë du ventricule droit, qui peut entraîner la mort de l’animal. Deux causes concourent à ce résultat : un spasme des artères pulmonaires et un spasme des artérioles périphériques. Sans doute cette réaction est-elle propre au lapin. Mais, quelles que soient les différences entre espèces, toute expérience sur l’animal peut avoir ses applications à l’homme. C’est ainsi qu’avec Bernard Halpern, notre confrère montrait que le phénergan, qui protège l’animal contre le choc anaphylactique, corrige effectivement ces altérations du système circulatoire.

     Chez l’Homme, Pasteur Vallery-Radot a défini plusieurs critères cliniques et biologiques des allergies. C’est ainsi qu’il a pu donner une base scientifique et clinique à cette notion. Allant plus loin, il a formulé les principes du traitement des maladies allergiques. Après avoir reconnu la substance responsable de la réaction, il en administre au malade des doses répétées et progressivement croissantes, à la suite desquelles se manifeste l’accoutumance, encore appelée désensibilisation.

     Dans ces domaines, où il fut un pionnier clairvoyant et où il reste un classique, un grand nombre de disciples continuent son œuvre. Vous les trouverez tous aux plus hautes places de la hiérarchie et de la renommée. Il avait attiré à lui les sujets les plus brillants, il leur donna leur orientation décisive. Quel était donc le secret de Pasteur Vallery-Radot ? La sûreté de son jugement, de son diagnostic, sans doute, mais aussi ses qualités humaines : le rayonnement de sa personnalité, et son entier désintéressement. Un de ses grands disciples, Bernard Halpern, m’a dit : « il donnait tout, il ne demandait rien ».

     Cette générosité s’appliquait en premier lieu à ses malades, à tous ses malades. Qu’ils fussent grands ou qu’ils fussent humbles, il répondait immédiatement à leur appel. Ainsi il accourait en pleine nuit au chevet d’un petit cordonnier de la rue des Rosiers aussi facilement qu’il s’envolait vers l’Inde pour secourir un maharadjah. À une époque où l’avion était encore un moyen de transport exceptionnel et peu sûr, ses amis l’avaient surnommé le médecin volant. Cette impulsion presque irréfléchie à faire plus que son devoir était un des traits courants de son caractère.

     Organisateur remarquable, il fut le, premier à créer en France une « équipe médicale » cohérente, sur laquelle il régnait en conseiller affectueux et bienveillant. La clinique, les recherches expérimentales, l’enseignement étaient séparés organiquement, tout en avant des interpénétrations multiples. Un secrétariat et une bibliothèque spécialisée rassemblaient la documentation précise dont avait besoin le service, ébauche de ces fichiers géants, voire électroniques, qui viennent actuellement en aide aux cliniciens.

     Pasteur Vallery-Radot aimait se consacrer aux étudiants auxquels il enseignait une méthode rigoureuse, la clarté de la pensée et de son expression. Il n’imposait pas ses opinions, il autorisait la discussion et même la suscitait. « Qui n’est pas d’accord avec moi », disait-il à la fin de chacun de ses cours ? Bien peu de professeurs auraient accepté que leurs auditeurs vinssent donner dans le piège qui leur était tendu. Non seulement Pasteur Vallery-Radot admettait la contradiction, mais il s’en réjouissait, et donnait parfois raison à ses interlocuteurs. C’est pourquoi en 1968 il se montra très compréhensif à l’égard de ceux qui demandaient qu’un dialogue remplaçât la leçon dogmatique, jusqu’au jour où la raison céda à la violence.

     Pasteur Vallery-Radot fut combattant, patriote, résistant, gaulliste avec conviction et acharnement : titres bien démodés aux yeux de certains de nos contemporains. Il les mérita et les rehaussa avec éclat. Il participa à trois guerres : celle des Balkans et les deux grandes guerres mondiales. Il s’engagea en 1912 dans l’armée turque, d’abord par dévouement, pour apporter les secours de sa jeune compétence aux malades, aux blessés — peu importait de quel côté il se trouvât, pourvu qu’il leur fût secourable. Il y avait aussi en lui un esprit d’aventure, un goût du risque qu’on retrouve tout au long de sa vie : il craignait de manquer « la dernière guerre ». Engagé dans la lutte contre une terrible épidémie de choléra, il contracta une paratyphoïde, qui le mit bientôt hors de combat.

     Réformé en 1914, il aurait pu rester à l’écart de la guerre. Ayant obtenu non sans peine sa réintégration dans l’armée, il aurait pu être affecté à un hôpital ou à un laboratoire de l’arrière. Il demanda avec une insistance opiniâtre à être versé dans une unité combattante, et l’obtint. Il resta deux ans en première ligne et assista, comme médecin auxiliaire, aux combats les plus meurtriers sur des fronts tristement célèbres : Notre-Dame-de-Lorette, Aix-Noulette.

     De cette période où il risqua sa vie volontairement presque chaque jour, il a tiré un livre de souvenirs, intitulé : « Pour la terre de France, par la douleur et la mort ». Affligé d’un titre impropre à la publicité, cet ouvrage fut de plus interdit par la censure. Il aurait pu être intitulé « Le Feu », non seulement en évocation de l’enfer des tranchées, mais encore en allusion à la flamme intérieure qui brûlait son auteur. Édité en 1916 à un tirage confidentiel, il est un des plus grands et des plus nobles qui aient été écrits sur des images de guerre. Comme la censure peut être aveugle ! « Lugubre publication, surtout pessimiste », disait-elle. Pessimiste, le livre de Pasteur Vallery-Radot ? Réaliste certes, mais plein d’optimisme et d’espérance. Il n’est pas de ceux qui ferment toutes les portes. Sans doute ce livre ne présente-t-il pas la guerre en dentelles ou en images d’Épinal. Il est d’un homme qui a vu et qui a souffert. Il ne fait grâce d’aucune horreur, d’aucune cruauté des combats : crânes broyés, membres arrachés, cadavres grimaçants et pourrissants. Mais au-dessus de cette mêlée, Pasteur Vallery-Radot garde un optimisme inébranlable, une confiance illimitée en l’humanité, en la destinée de la France et du monde. Cette œuvre est un hymne au courage, à la grandeur des hommes. Aucun de ceux qui revenaient des combats les plus inhumains, fussent-ils une poignée de rescapés, ne montrait de désespoir ou même de tristesse. Ils ont accepté la mort, la mutilation, la souffrance, avec l’abnégation de ceux qui pensent qu’un sacrifice n’est jamais inutile. Je cite : « ... Ces hommes, qui ont vécu dans l’horreur de l’angoisse et de la mort, ces hommes ont le même visage, les mêmes yeux, le même sourire, qu’ils avaient avant l’attaque. Ils n’ont ni découragement, ni tristesse. Ils vivent. Voilà pour eux le miracle. » Pour Pasteur Vallery-Radot, il y avait plus encore. Il avait la certitude que la guerre tuerait la guerre, il avait la conviction que la défense de la patrie valait tous les sacrifices. Car il fut un patriote intransigeant. C’était une des valeurs qu’il ne tolérait pas que l’on discutât. Aujourd’hui, qui ose encore se proclamer patriote, si ce n’est dans les pays qui prétendent dicter leur loi aux autres ? Sans doute l’amour de la patrie est-il un acheminement vers le culte d’entités plus vastes, voire de l’Humanité entière. Mais la France ne s’oppose pas aux autres patries. C’est ainsi que Pasteur Vallery-Radot l’entendait. Peut-on empêcher un homme sensible d’aimer un pays où la douceur des paysages s’allie à l’harmonie des monuments, à la musique du langage ? Pour le Français qui revient d’un pays lointain, tout est sujet d’enchantement : le moindre village est une œuvre d’art, créée par la collaboration de l’homme et de la nature ; il enchâsse une de ces pures et sobres églises médiévales dont la France est si riche qu’elle en laisse exporter quelques-unes et qu’elle en abandonne d’autres au caprice du temps. Comme on comprend le patriotisme de Pasteur Vallery-Radot ! Il n’est ni exclusif ni conquérant.

     Revenons à son livre de guerre, si peu connu, si digne de l’être ; il révélait pour la première fois son talent d’écrivain. Écrites au jour le jour, dans l’enfer des tranchées ou le calme relatif de l’étape, ces pages ont des accents tour à tour poignants, révoltés, apaisés, toujours émouvants, jamais désespérés. Certaines ont l’inspiration de stances. Je résiste, Messieurs, au désir de vous lire de longs passages de cette œuvre où se mêlent le quotidien et l’héroïque, la simplicité et la grandeur. Il disait, beaucoup plus tard, à ses amis de la Résistance, ces mots qui définissent son patriotisme : « Nous n’étions pas de ceux qui disaient : « Les Allemands sont victorieux pour des siècles. Essayons de sauver de la France ce qui peut encore être sauvé ! « Quelle lâcheté ! Même si les Allemands devaient tenir la France à la gorge pendant des siècles, il fallait lutter par tous les moyens. Car le patriotisme n’est pas un calcul. Le patriotisme n’est pas une idée qu’on raisonne. Le patriotisme, c’est un sentiment qui jaillit du fond du cœur. »

     Et voilà qu’en 1939, une nouvelle guerre vient bouleverser sa vie de grand médecin. Nul plus que lui ne souffrit de la défaite de 1940. Nul plus que lui ne réagit à l’appel du 18 Juin. « La France a perdu une bataille, elle n’a pas perdu la guerre ». Parole mâle et prophétique, à laquelle faisait écho une autre grande voix d’Outre-Manche : « Élevons-nous donc à la hauteur de nos devoirs et faisons en sorte que... les hommes puissent dire : ce fut leur plus belle heure ! »

     Il fut l’un des premiers à se ressaisir, à entrer dans la Résistance. Nouvelle aventure qui satisfaisait son goût de l’action, du risque, de la revanche. Son courage, son esprit d’organisation le placent bientôt à la tête du Service de Santé National de la Résistance. Il y est secondé par l’un de ses disciples favoris, Milliez, qui, plusieurs fois, le protégea et le sauva. À ce poste de commande et d’observation, il est en rapport avec les chefs militaires et civils de Londres, d’Alger, de l’Intérieur, avec ses collègues et amis résistants qui se groupent autour de lui : il rend les plus éminents services ; comme toujours, il commet de folles imprudences. Son déguisement même aurait dû le dénoncer, comme se désigne infailliblement au public un conspirateur de cinéma. Il portait « de fortes moustaches, des favoris, des lunettes noires, un béret basque et la médaille des vieux serviteurs ». Il échappa toujours de justesse à la Gestapo, à la prison, à la fusillade. S’adressant plus tard à ses compagnons de la Résistance — combien nombreux et fidèles — il s’écria : « On nous disait : « Soyez prudents ! Les Allemands vous écoutent ! La Gestapo vous guette ! » Être prudents ! Non, le devoir était l’imprudence. Le devoir était le cri de haine aux Allemands, à ceux de Vichy, et à tous ces êtres vils qui souillaient ce qu’il y a de plus sacré dans l’âme humaine. Le devoir était la révolte ». C’était en 1944. Avec les années, sa bonté naturelle l’inclina vers l’indulgence et la réconciliation.

     À la fin de la guerre, grâces furent rendues à ses mérites : il fut Secrétaire d’État à la Santé, ambassadeur, parlementaire. Il renonça bien vite à la carrière politique pour sauvegarder son indépendance et ses devoirs médicaux. Il garda au Général de Gaulle une grande dévotion. Ceux qui, du plus profond de leur détresse, entendirent cette grande voix leur apporter pendant les cinq années terribles l’espérance et le réconfort, comprennent cette fidélité. Combien de désespérés, doutant qu’il y eût encore un avenir, ou déjà promis à la mort, ont eu leur angoisse ou leur agonie adoucie, dans la nuit et le brouillard où ils se débattaient, par l’annonce que la lumière brillerait peut-être encore sinon pour eux-mêmes, du moins pour leurs fils et leurs frères.

     Le Général de Gaulle dispensa à notre confrère de nombreuses marques d’estime et d’admiration. Vibrant du même patriotisme, ils étaient destinés à se comprendre. Leur entente fut rompue en 1962 par une décision qui s’était imposée à Pasteur Vallery-Radot. Il avait été nommé par le Président de la République, membre d’un Haut Tribunal Militaire, créé pour juger des généraux rebelles. Un médecin, dont la mission est de préserver en toutes circonstances la vie humaine, fût-ce celle d’un ennemi ou d’un criminel, peut-il voter la mort d’un coupable ? Pasteur Vallery-Radot, en proie à un débat cornélien, ne put s’y résoudre. Le Général de Gaulle lui retira sa confiance et ne le revit plus. Notre confrère en conçut une grande amertume qu’il conserva jusqu’à sa mort. Madame Pasteur Vallery-Radot, qui fut sa compagne tendrement aimée, m’autorise aujourd’hui à vous lire une lettre du Général de Gaulle. Cette lettre, écrite de sa main, fut portée à Madame Pasteur Vallery-Radot quelques heures après la mort de son mari.

     « Madame, laissez-moi vous dire que je prends part avec beaucoup d’émotion au grand chagrin qui vous frappe. Ma femme se joint de tout cœur à moi pour l’exprimer.

     La mort de Monsieur Pasteur Vallery-Radot est une perte très affligeante pour notre pays en même temps que pour la pensée et la médecine. De sa part, à mon égard, certaines choses avaient cessé d’être. Mais beaucoup d’autres avaient été en des temps inoubliables. C’est de celles-ci que je me souviens en m’inclinant devant sa haute mémoire... ».

     Ainsi l’entente entre les deux hommes n’avait été troublée qu’en apparence. Mise à part une réserve sibylline, le Général de Gaulle ne lui avait retiré ni son estime, ni son amitié. Un malentendu divise souvent irrémédiablement deux personnalités que rien n’aurait dû séparer. N’est-ce pas le lieu de citer cette phrase de Pelléas et Mélisande, que Maeterlinck met dans la bouche du vieil Arkel, et que Pasteur Vallery-Radot a dû méditer bien souvent : « Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes ».

     La personnalité de Pasteur Vallery-Radot était d’une richesse inépuisable, sa curiosité s’étendait à tous les domaines. La culture artistique et littéraire était son passe-temps préféré. Il n’était pas un technicien de la musique, mais il la sentait intensément. Il joua dans la vie et la renommée de Debussy un rôle inattendu. L’audition de Pelléas et Mélisande fut pour notre confrère une révélation. Il en ressentit un choc émotif qui marqua toute sa vie. Reportons-nous à l’année 1902. Debussy n’était pas encore le génie reconnu qu’il est aujourd’hui. Il était très critiqué, même par des musiciens avertis. Les premières de Pelléas évoquaient la bataille d’Hernani. « Qu’on nous donne de la musique ! » « Quand auront-ils fini d’accorder ? » « En voilà assez, on se moque de nous » criaient les plus nombreux. Les autres, une trentaine environ, manifestaient bruyamment leur enthousiasme. Ils étaient atteints, disait un critique, « d’une maladie nouvelle, la debussyte, affection grave, amenant chez ses victimes la disparition de tout sens critique ». Pasteur Vallery-Radot était de leur nombre. On peut se demander d’où il tenait, si jeune, cette sûreté de goût et de jugement, cette intuition qu’il manifesta à tant d’occasions. Les harmonies de Debussy étaient toutes nouvelles, les formes libres de ses compositions déroutaient les oreilles classiques. L’interprétation elle-même était moins assurée qu’elle n’est aujourd’hui. Mais Pasteur Vallery-Radot avait compris le charme rêveur, la féerie de cette musique, si parfaitement accordée au poème de Maeterlinck qu’elle en exalte le lyrisme et qu’elle immortalise une œuvre qui serait peut-être tombée dans l’oubli. Rarement poésie et musique se sont si bien servies l’une l’autre. Que l’on songe à tant de merveilleux opéras dont le livret est insipide, à tant de poèmes dont la traduction musicale éteint la poésie. Mieux qu’aucun critique. Pasteur Vallery-Radot sut discerner le génie de Debussy. Il lui voua un culte qui jamais ne faiblit. On connaît l’épisode du jeune enthousiaste, se jetant aux pieds de son idole, après la première audition de « La Mer », et du mouvement de recul de Debussy, croyant à une agression contre sa personne ou son portefeuille.

     Leur grande amitié date de cette époque. Elle ne se démentira jamais. Debussy aimait sa dévotion empressée, jamais indiscrète, si ce n’est dans sa première manifestation ; il aimait ses silences, qui le ravissaient plus que n’auraient fait des éloges superlatifs ou des commentaires d’une savante technicité. « J’aime, disait-il, juger de l’impression d’un ignorant de la musique comme vous. Vous sentez ce que je fais, sans rien démêler de la technique ». Il affirmait ainsi que la musique est faite pour être goûtée du public et non pas seulement par un aréopage de critiques hérissés. Racine, dans la préface de Bérénice, n’exprimait-il pas le même sentiment ? À ceux qui lui reprochaient d’avoir enfreint les règles, il répondait : « je les conjure d’avoir assez bonne opinion d’eux-mêmes pour ne pas croire qu’une pièce qui les touche et qui leur donne du plaisir puisse être absolument contre les règles. La principale règle est de plaire et de toucher : toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première ».

     Combien Debussy avait raison de rappeler que la musique est faite pour plaire, et non pour exiger de l’auditeur une préparation savante. Pasteur Vallery-Radot avait répondu à l’appel de la musique mieux que des critiques traditionalistes et sourcilleux. On comprend alors pourquoi notre confrère joua un tel rôle dans la vie de Debussy : il fut l’ami fervent, le confident, celui enfin qui lui ferma les yeux. Dans les livres d’une ardente piété qu’il consacra au musicien, il se donna pour tâche de faire comprendre ce génie méconnu de beaucoup de ses contemporains, tant les grandes découvertes sont, dans tous les domaines, longues à s’imposer. Il s’efforça enfin de répondre à certaines critiques malveillantes et personnelles dirigées contre la vie privée de Debussy. C’est à de telles attaques que se livrent les envieux quand ils ne trouvent plus d’autres cibles à leur acharnement.

     Pasteur Vallery-Radot, avec une sûreté de jugement qui étonne, se passionna pour bien des formes de l’art et pour bien des créateurs qui devaient se révéler les classiques de l’avenir. Mais, à la Belle-Époque, ils n’étaient compris que d’un petit nombre. Il était de ceux-là. En littérature, les auteurs qu’il aimait ne se recrutaient pas entre les moins secrets et les plus répandus : Mallarmé, Rimbaud, Saint-John-Perse, et surtout Paul Valéry, avec qui il entretint des relations d’amitié, renforcées encore par les liens de la Résistance, par le refus de la servitude et la communauté de l’espérance. Par quelle divination trouvait-il toujours le chemin de la vérité ? Elle est parfois longue à s’imposer ; pour beaucoup, elle est difficile à découvrir. Pour Pasteur Vallery-Radot, elle avait le caractère d’une intuition irrésistible. C’est elle qui poussait le jeune collégien de 12 ans à s’écrier devant ses parents scandalisés, devant ses camarades éberlués : « Vive Dreyfus, vive Zola ! » Ce qui lui valut d’être exclu temporairement de l’école Bossuet où il faisait ses études. C’est elle qui décida un jour le jeune garçon à s’échapper pendant une récréation pour aller dire à Victor Bérard qu’il était un « type très bien, parce qu’il défendait les Arméniens ». C’est lui encore qui, à l’âge de 13 ans, se présentait à un bureau de recrutement où l’on s’engageait pour aller combattre au Transvaal dans les rangs des Boers. On ne le prit pas au sérieux. Sans doute devait-il cet amour immodéré de la vérité et cette intransigeance aux gênes qu’il avait hérités de son grand-père. Il se mêlait à cela un goût de l’aventure, du risque, du pari, une fantaisie primesautière. C’est elle qui le conduisit, à quarante ans, à faire retraite dans un monastère d’Arezzo, d’où il sortit quatre jours plus tard, sa curiosité satisfaite, son désir d’ascèse non assouvi.

     Passionné d’art et de littérature, Pasteur Vallery-Radot aimait les œuvres écrites dans une belle langue, sobre et pure. Il donna l’exemple aussi bien dans ses écrits scientifiques que dans ses œuvres plus générales : car on peut parler de sa production « littéraire ». J’ai déjà évoqué ses souvenirs de la guerre de 1914-1918, ses « Mémoires d’un non-conformiste », ses ouvrages sur Debussy. Nous lui devons en outre de nombreux livres et articles sur Pasteur, sur de grands médecins, sur d’exceptionnels savants, sur le passé et l’avenir de la médecine, sur les devoirs du clinicien, sur la méthode dans les Sciences. Tels sont : « Louis Pasteur inconnu », « Pasteur, images de sa vie », « Héros de l’esprit français », « Science et humanisme », « Médecine à l’échelle humaine », « Médecins d’hier et d’aujourd’hui » : œuvres qui nous livrent ses idées sur la déontologie, sur son expérience de médecin, sur sa philosophie théorique et pratique, où le respect de l’homme domine. Humanité et humanisme, telle aurait pu être sa devise. Et je ne saurais oublier ses discours à l’Académie Française, où il fut accueilli par Georges Duhamel en 1946, et où il reçut trois de vos éminents confrères, Étienne Gilson en 1946, Jean Delay en 1960, Maurice Druon en 1967. Écrits certes plus académiques que d’autres, mais où son tempérament s’accordait aux hommes qu’il accueillait et en qui il trouvait une profonde résonance.

     Son style, toujours sobre et véridique, savait être dépouillé, sans fioriture, reflétant une pensée elliptique, qui suggère plus qu’elle n’exprime. C’est ainsi qu’il procède souvent dans ses Mémoires, où les événements les plus tragiques sont évoqués par des annotations sommaires, presque télégraphiques. En voici un exemple, tel qu’il se présente dans sa sécheresse et sa sobriété : « Nous étions, le 22 juillet 1945, en avion au-dessus de la mer des Caraïbes, quand j’appris la mort de Paul Valéry. Je devais trouver en rentrant à Paris, sur ma table, son Discours sur Voltaire, avec cette dédicace : « À Pasteur Vallery-Radot, de loin, de près, son ami Paul Valéry ». Et, sans transition : « Nous étions à Londres le 6 Août, jour où éclata la bombe d’Hiroshima. Le 10 août, nous étions à Paris. La guerre allait finir ». Je n’ajouterai aucun commentaire à cette absence de commentaire. Au lecteur de comprendre l’émotion contenue, le bouillonnement de sentiments que cache cette apparente sécheresse.

     Pasteur Vallery-Radot allait plus loin dans le culte de l’humanisme. Il pensait qu’un savant ne peut être grand s’il n’a pas des qualités d’écrivain. Une découverte ne peut avoir de valeur que si elle est exprimée avec correction, clarté, élégance. Il rappelait une recommandation de Pasteur à ses collaborateurs : « Le style, c’est comme la tenue : si vous avez quelque souci de dignité, vous ne vous présentez pas en public avec un veston couvert de taches... ». Il pourchassait lui-même impitoyablement l’incorrection du style. « Lorsqu’on corrige à un étudiant son mauvais français, il demeure étonné. À quoi bon ? a-t-il l’air de dire. Il ne saisit pas qu’une œuvre, aussi bien scientifique que littéraire, ne peut être tant soit peu durable que si elle est présentée avec le souci de la langue. Tout ce qui est mal rédigé est caduc ». Et de citer Buffon qui disait, dans son discours de réception à l’Académie Française : « Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passent à la postérité. La multitude des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants d’immortalité ».

     Peut-être y a-t-il lieu de faire quelques réserves à cette affirmation de Buffon. On doit distinguer deux choses dans une découverte scientifique : son contenu original, la forme dans laquelle elle est présentée. La science progresse si rapidement que le premier terme prime souvent le second. Il vaut encore mieux qu’un résultat original soit exprimé en un français approximatif — ce qui est une preuve d’attachement à notre langue — qu’en un anglais douteux. Il n’empêche que les textes scientifiques ne passent à la postérité, sous leur forme originale, que s’ils sont bien écrits. Et quel plaisir pour l’étudiant, pour le spécialiste, comme pour « l’honnête homme », de découvrir à la fois une doctrine nouvelle, une pensée, un style. Paul Bert écrivait sur Claude Bernard : « L’Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale frappa d’étonnement et d’admiration les esprits cultivés... Le style même en fut fort remarqué ; sa saveur originale mit en goût jusqu’à l’Académie Française : « Vous avez créé un style », dit dans son discours de réception le sévère M. Patin ».

     Remarquons que la plupart des auteurs de grandes découvertes ont été des stylistes. Renan parlait de « l’intelligence humaine, ensemble si bien lié dans toutes ses parties qu’un grand esprit est toujours un bon écrivain ». « En science, ajoutait-il, la vraie méthode d’investigation entraîne les solides qualités du style. La règle du bon style scientifique, c’est la clarté, la parfaite adaptation au sujet, le complet oubli de soi-même, l’abnégation de tout ».

     Et je me rappelle que votre tant regretté confrère, récemment disparu, André Maurois, exprimait la même idée dans une de ses œuvres. Combien d’exemples justifient l’opinion de Renan : Claude Bernard, Louis Pasteur, Marcelin Berthelot, Henri Poincaré, Charles Nicolle, René Leriche, et tant d’autres savants défunts ou vivants, dont les noms nous viennent immanquablement à l’esprit. Pasteur Vallery-Radot était de ceux-là. Il a œuvré pour la langue française aussi bien par ses écrits que par l’exigence qu’il a montrée à ses collaborateurs, à ses élèves.

     Tel fut Louis Pasteur Vallery-Radot. Toujours à la pointe du progrès scientifique, des innovations médicales, des idées généreuses, de l’actualité littéraire et artistique, il fut une personnalité représentative de son temps, mais de la manière brillante de ceux qui se tournent constamment vers l’avenir. Aucune activité ne lui fut étrangère. Il traversa son siècle, comme dit Maurice Druon, « au pas de charge », présent partout, s’intéressant à tout, agissant dans toutes les directions. On se demande comment une vie put suffire à tant d’accomplissements. Comme il se plaisait à le dire du grand médecin arabe Avicenne, auquel il consacra une chronique, « il brûla sa vie ». Il est de ceux dont l’œuvre fut grande, l’influence plus grande encore. S’il aborda avec quelque tristesse le retour au calme des années de la retraite, du moins dut-il évoquer avec satisfaction le déroulement d’une vie prodigieusement remplie et d’une tâche achevée.

     S’il pouvait voir aujourd’hui avec quelle piété, quelle admiration, ses élèves, ses amis parlent de lui, il aurait le sentiment d’un pari gagné sur la vie, d’une victoire remportée sur la mort. On peut mesurer l’influence d’un homme au nombre et à la fidélité de ses amis. Ils sont légion ceux qui m’ont apporté spontanément le témoignage de leur admiration, de leur reconnaissance pour cet homme de vérité ; combien nombreux et insoupçonnés ceux qui ont entretenu avec lui une correspondance suivie et ont mis ses lettres et leurs souvenirs à ma disposition. Aucune voix discordante n’a mis en doute sa générosité, son rôle décisif en médecine, son influence bienfaisante sur son époque.

     Les filiations académiques ont une étrange logique dans la variété et la disparate. Celui qui siégea parmi vous à la place jadis occupée par La Fontaine, Marivaux, Henri Poincaré, apporta ici tour à tour leur fantaisie et sa rigueur. Il se livrait à ses occupations professionnelles, à ses inclinations avec la plus noble conscience et le plus grand sérieux, mais il exerçait sur lui-même une critique aiguë. Il ne pontifiait pas et avait en horreur l’ostentation. Une note de gaminerie se mêlait à ses actes les plus graves, comme si un double de lui-même l’observait avec quelque ironie. « J’ai toujours été fidèle à mes principes, dit-il dans ses Mémoires, même quand ils étaient faux ». Les cérémonies officielles, les solennités, qu’il n’aimait pas, surtout quand il en était 1’objet, devaient lui inspirer des réflexions humoristiques. Cette modestie, cette discrétion sont la marque des grands esprits. Il nous laisse ce qu’il aurait à la fois aimé nous donner, et détesté qu’on exprimât : un grand exemple.